Préambule
Déclaration sous Forme de Graffiti
(tracée au crayon feutre noir sur le mur écarlate de l’arrière-salle d’un bar de San Francisco appelé « la Fille de Dracula »)
Fils des Ténèbres,
Prenez connaissance de ce qui suit :
Le Livre I – Entretien avec un Vampire, publié en 1976, relate des faits réels. N’importe qui d’entre nous aurait pu écrire ce récit sur la façon dont nous acquérons nos pouvoirs, sur la détresse et la quête qui sont notre lot. Cependant, Louis, l’immortel vieux de deux siècles, qui divulgue nos secrets, réclame la compassion des mortels. Lestat, ce traître qui transmit à Louis le Don Obscur ne fut par ailleurs guère prodigue d’explications ou de consolations. Ça vous rappelle quelque chose, non ? Louis n’a pas encore renoncé à trouver les voies du salut, bien qu’Armand lui-même, le plus ancien immortel qu’il lui ait été donné de rencontrer, n’ait pu lui fournir aucun renseignement concernant les raisons de notre présence sur cette terre ou le secret de nos origines. Pas très étonnant, hein, les amis ? Après tout, personne n’a jamais rédigé de catéchisme à l’usage des vampires.
Ou plutôt, personne ne l’avait fait jusqu’à la publication du :
Livre II, Lestat le Vampire, sorti cette semaine, avec en sous-titre : « sa jeunesse et ses aventures ». Vous n’y croyez pas ? Allez vérifier chez votre libraire mortel le plus proche. Puis rentrez dans la première boutique de disques et demandez à voir le tout nouvel album – également intitulé, avec la modestie qui caractérise notre homme, Lestat le Vampire. Ou en dernier ressort, si vous ne dédaignez pas ce genre de distraction, allumez votre télé par câbles et attendez que passe l’un de ses innombrables clips qui depuis hier envahissent nos écrans avec une fréquence écœurante. Vous comprendrez immédiatement ce qu’est Lestat. Et sans doute ne serez-vous pas surpris d’apprendre que, pour couronner le tout, il projette de paraître sur scène « en chair et en os » lors d’un concert inaugural ici même. Oui, vous l’avez deviné, la nuit de Halloween.
Mais oublions pour l’instant le fol exhibitionnisme dont il fait preuve en étalant son regard surnaturel dans toutes les vitrines des disquaires et en hurlant les noms et les histoires jusque-là gardés secrets des plus anciens d’entre nous. Pourquoi agit-il ainsi ? Que nous apprennent ses chansons ? C’est écrit noir sur blanc dans son livre. Outre un catéchisme, il nous a donné une bible.
Et c’est au plus profond des temps bibliques qu’il nous guide jusqu’à nos premiers parents : Enkil et Akasha, les souverains de la vallée du Nil, bien avant que cette contrée ne soit nommée Égypte. Ayez l’obligeance de ne pas tenir compte du charabia censé expliquer comment ils sont devenus les premiers suceurs de sang à la surface de la terre ; ces boniments n’ont guère plus de sens que les théories relatives à l’apparition de la vie sur cette planète, ou au développement du fœtus à partir de cellules microscopiques dans l’utérus des mortelles. Le fait est que nous descendons de ce couple vénérable ; et, que ça nous plaise ou non, nous avons de bonnes raisons de croire que le moteur premier de nos délicieux et tyranniques pouvoirs réside dans l’un ou l’autre de leurs très vieux corps. Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Disons-le tout cru, si Akasha et Enkil se livraient un jour, main dans la main, aux flammes d’un brasier, nous brûlerions tous avec eux. Réduisez-les en cendres et nous nous volatilisons.
Oh, mais il y a peu à craindre. Le couple n’a plus bougé un orteil depuis plus de cinq millénaires ! Oui, parfaitement. Sauf, bien sûr, que Lestat prétend les avoir réveillés tous les deux en jouant du violon au pied de leur mausolée. Mais si nous écartons cette version extravagante selon laquelle Akasha l’aurait pris dans ses bras et partagé avec lui son sang originel, l’hypothèse la plus vraisemblable, hypothèse d’ailleurs corroborée par les légendes les plus anciennes, serait que ces deux-là n’ont pas battu un cil depuis avant la chute de l’Empire romain. Ils ont été gardés tout ce temps dans une coquette crypte privée par Marius, un vampire de l’époque romaine, qui à l’évidence sait ce qui est le mieux pour nous tous. Et c’est lui qui a recommandé à Lestat de ne jamais dévoiler le secret.
Un confident bien peu digne de confiance que le vampire Lestat. Dans quel but, tout ce battage – ce livre, cet album, ces clips, ce concert ? Impossible de savoir ce qui passe par la tête de ce démon, sinon que lorsqu’il veut quelque chose, il a de la suite dans les idées. Après tout, n’a-t-il pas créé un enfant vampire ? Et transformé de même sa propre mère, Gabrielle, qui des années durant fut sa tendre compagne ? Il serait capable de briguer la papauté, uniquement par goût des sensations fortes !
Voici donc les éléments du dossier : Louis, un philosophe délirant qu’aucun d’entre nous n’a pu rencontrer, a confié nos secrets les plus intimes à d’innombrables étrangers. Et Lestat a osé révéler au monde notre histoire, tandis qu’il affiche ses dons devant le public des mortels.
Maintenant la question : Pourquoi ces deux-là continuent-ils d’exister ? Pourquoi ne les avons-nous pas éliminés ? Oh, il n’est nullement certain que nous ayons à craindre la horde des mortels. Les villageois ne sont pas encore à notre porte, torches en main, prêts à brûler le château. Cependant, à cause de ce monstre, les humains risquent de changer d’attitude à notre égard. Et bien que nous soyons trop malins pour nous risquer à dénoncer publiquement ses élucubrations, l’outrage est sans précédent. Il ne peut rester impuni.
Observations complémentaires : Si l’histoire contée par Lestat est véridique – et beaucoup jurent qu’elle l’est, sans toutefois pouvoir en apporter la preuve –, Marius, le vampire vieux de deux mille ans, ne peut-il venir châtier le coupable ? Ou qui sait, peut-être le Roi et la Reine, s’ils sont encore capables de percevoir des sons, sortiront-ils de leur sommeil millénaire en entendant leurs noms propagés par les ondes à travers la planète ? Qu’adviendra-t-il alors ? Prospérerons-nous sous leur règne restauré ? Ou déclencheront-ils l’holocauste ? En tout état de cause, la prompte destruction du vampire Lestat ne préviendrait- elle pas cette résurrection ?
Le Plan : Détruire Lestat le vampire et ses cohortes aussitôt qu’ils osent se montrer. Détruire tous ceux qui leur sont soumis.
Mise en garde : Il existe forcément d’autres très vieux buveurs de sang. Chacun d’entre nous les a de temps à autre entraperçus ou a deviné leur présence. Outre leur caractère choquant, les révélations de Lestat ont pour effet d’aiguiser notre capacité jusqu’ici latente de nous reconnaître les uns les autres. Et assurément, avec leurs pouvoirs immenses, ces anciens sont capables de percevoir la musique de Lestat. Quels êtres terribles, entraînés par le cours de l’histoire, mus par un dessein quelconque ou le simple désir d’être reconnus, émergent lentement mais inexorablement de la nuit des temps pour répondre à son appel ?
Des copies de cette déclaration ont été envoyées à travers le monde dans tous les lieux de réunion et phalanstères des vampires. Mais chacun d’entre nous doit s’efforcer de diffuser le message. Il nous faut détruire Lestat le vampire et, avec lui, sa mère, Gabrielle, ses âmes damnées, Louis et Armand, et tous les immortels qui lui sont fidèles.
Joyeuse nuit de Halloween, amis vampires ! Nous vous retrouverons au concert et veillerons à ce que le vampire Lestat ne sorte jamais de cette salle.
De sa place tout au fond de la salle, l’inconnu blond vêtu de velours rouge relut la déclaration. Ses yeux étaient presque invisibles derrière ses lunettes teintées et sous son feutre gris. Il portait des gants de suède également gris et, les bras croisés sur sa poitrine, il s’adossa au lambris noir, le talon de sa botte appuyé au barreau de son siège.
— Tu es la plus maudite des créatures, Lestat, souffla-t-il. Tu es un prince insolent.
Il rit intérieurement, puis parcourut la grande pièce sombre du regard.
Plutôt plaisante, cette fresque à l’encre de Chine qui couvrait le mur de plâtre blanc de ses arabesques arachnéennes. Il aimait bien le château en ruine, le cimetière, l’arbre mort qui tendait ses branches griffues vers le disque rond de la lune. Une série de clichés, mais recréés avec originalité, une performance artistique qu’il appréciait toujours. Raffinée également, la moulure du plafond avec sa frise de diables fringants et de sorcières à califourchon sur leurs manches à balai. Et l’odeur suave de l’encens – une très ancienne mixture indienne que lui-même avait jadis brûlée dans le sanctuaire de Ceux Qu’il Faut Garder.
Oui, l’un des plus magnifiques lieux de réunion clandestins.
Moins réjouissante était la faune qui le hantait – ces silhouettes pâles et décharnées penchées au-dessus des bougies placées sur les guéridons d’ébène. Une assemblée beaucoup trop nombreuse pour cette ville moderne et policée. Et ils le savaient. Pour chasser, cette nuit, il leur faudrait se répandre partout jusque dans les moindres ruelles. Mais les jeunes ne peuvent se passer de chasser. Ils doivent tuer. Ils sont trop affamés pour se nourrir autrement.
Néanmoins pour l’instant, ils ne songeaient qu’à lui – qui était-il, cet étranger, d’où venait-il ? Était-il très vieux et puissant, que tramait-il dans cet endroit ? Toujours les mêmes questions, bien qu’il s’efforçât chaque fois de se faufiler dans leurs « bars de vampires » comme n’importe quel buveur de sang de passage, les yeux détournés, ses pensées cadenassées dans sa tête.
Ce n’était pas cette fois qu’il satisferait leur curiosité. Lui avait obtenu ce qu’il voulait, des indications sur leurs intentions. Et la minicassette de Lestat dans la poche de son veston. Avant de s’en retourner, il se procurerait la bande vidéo des clips.
Il se leva pour partir. L’un des jeunes l’imita aussitôt. Le silence se fit, un silence lourd de toutes les paroles et pensées contenues, tandis que tous deux se dirigeaient vers la porte. Seules semblaient vivantes les flammes des bougies qui se réfléchissaient sur le dallage noir miroitant comme de l’eau.
— D’où venez-vous, étranger ? demanda poliment le jeune.
Il ne devait pas avoir plus de vingt ans à l’époque de sa mort, et il y avait moins de dix ans de cela. Il se fardait les yeux et les lèvres, se teignait des mèches de couleurs barbares, comme si ses dons surnaturels ne lui suffisaient pas. Il était grotesque, si différent de ce qu’il était en réalité. Un puissant revenant, capable avec de la chance de survivre des millénaires.
Que lui avaient-ils promis dans leur jargon moderne ? La révélation du bardo[1], du plan astral, des royaumes éthérés, de la musique des sphères célestes, du bruit que fait une main quand elle applaudit toute seule ?
— Dans quel camp êtes-vous ? Avec Lestat le vampire ou avec les auteurs de la déclaration ? l’interrogea-t-il à nouveau.
— Excusez-moi, je vous prie. Il faut que je m’en aille.
— Mais vous êtes sûrement au courant de ce qu’a fait Lestat, insista le jeunot tout en se postant devant la porte pour bloquer le passage ?
Ce coup-là, il était vraiment mal élevé.
L’inconnu examina attentivement ce jeune mâle arrogant. Devait-il les provoquer tous ? Qu’ils parlent de lui pendant des siècles ? Il ne put réprimer un sourire. Non. Son bien-aimé Lestat s’emploierait d’ici peu à créer suffisamment de remous.
— Permettez-moi de vous donner un petit conseil en guise de réponse, dit-il calmement à son inquisiteur. Vous ne pouvez pas détruire le vampire Lestat ; personne ne le peut. Pour quelle raison, honnêtement, je n’en sais rien.
L’observation désarçonna le blanc-bec qui en fut un peu vexé.
— J’aimerais toutefois vous poser une question à mon tour, poursuivit le visiteur. Pourquoi êtes-vous à ce point obsédé par Lestat ? Le contenu de ses révélations vous laisse indifférent ? Vous n’avez donc pas envie, vous les jeunes, de rechercher Marius, le gardien de Ceux Qu’il Faut Garder ? De contempler de vos propres yeux la Mère et le Père ?
L’embarras du jeune homme fit peu à peu place au dédain. Il était incapable de formuler une réponse cohérente. Mais la raison de son attitude était évidente pour lui – comme elle l’était pour l’assistance tout entière. Ceux Qu’il Faut Garder pouvaient tout aussi bien ne pas exister – de même que Marius. Mais le vampire Lestat était réel, lui, aussi réel que tout ce que cet immortel inexpérimenté connaissait, et ce démon vorace risquait la prospérité secrète des siens pour le seul plaisir de s’exhiber devant des mortels.
Il faillit éclater de rire à la figure du jeune vampire. Une bataille si futile. Lestat avait admirablement jaugé cette époque matérialiste, il fallait l’admettre. Bien sûr, il avait divulgué les secrets qu’on lui avait recommandé de taire, mais cependant, rien ni personne n’avait été trahi.
— Méfiez-vous du vampire Lestat, finit-il par dire en souriant. Peu de véritables immortels errent sur cette terre. Il se pourrait qu’il soit l’un d’entre eux.
Sur ce, il souleva le garçon, le reposa un peu plus loin et franchit la porte qui menait à la taverne proprement dite.
La salle, vaste et cossue avec ses tentures de velours noir et ses appliques de cuivre, était remplie de mortels bruyants. Accrochés dans leurs cadres dorés aux murs tendus de satin, des vampires de cinéma lorgnaient méchamment le public. Un orgue jouait en sourdine une toccata passionnée de Bach au milieu du bourdonnement des conversations ponctué des rires stridents des clients éméchés. Il aimait le spectacle de cette vie exubérante. Il aimait même l’odeur séculaire du malt et du vin, et le parfum des cigarettes. Et comme il se frayait un chemin à travers la cohue, il s’enivrait des douces fragrances humaines que dégageaient ces corps. Il appréciait également que les vivants ne fassent pas le moins du monde attention à lui.
Enfin l’air humide, les trottoirs animés de la rue Castro aux premières heures de la soirée. Le ciel avait encore des reflets argentés. Hommes et femmes couraient en tous sens pour échapper à la pluie qui tombait en gouttelettes obliques, s’agglutinant aux croisements, où ils attendaient que les grands bulbes colorés clignotent et leur donnent le signal de traverser.
Dans les haut-parleurs de la boutique de disques, de l’autre côté de la rue, retentissait la voix de Lestat dont le timbre puissant dominait les vrombissements de l’autobus et le crissement des pneus sur l’asphalte mouillé :
Dans mes rêves, encore je l’enlace,
Mon ange, mon amour, ma mère.
Dans mes rêves, je baise ses lèvres,
Ma maîtresse, ma muse, mon enfant.
Elle m’a donné la vie
Je lui ai donné la mort,
Ma belle marquise.
Et sur le chemin du Diable nous marchions,
Deux orphelins alors réunis.
M’entend-t-elle ce soir chanter
Les rois et reines et les vérités anciennes ?
Les serments rompus et la douleur ?
Ou gravit-elle un sentier lointain
Sourde à mes poèmes et à mes refrains ?
Reviens-moi, ma Gabrielle, Ma belle marquise.
Le château est en ruine sur la colline,
Le village enseveli sous la neige
Mais tu es mienne à jamais
Se trouvait-elle déjà ici, sa mère ?
La voix s’éteignit dans un doux reflux de notes électriques pour se perdre dans le tumulte de la rue. Affrontant la bruine d’un pas nonchalant, il se faufila jusqu’au croisement. Charmante, cette petite rue animée. La boutique du fleuriste offrait toujours ses bouquets sous la banne de sa devanture. La boucherie était pleine de clients qui sortaient du travail. Derrière les vitres du café, des mortels dînaient ou s’attardaient en parcourant le journal. Des dizaines d’entre eux attendaient un bus en direction de la basse ville, et certains faisaient la queue devant un vieux cinéma sur le trottoir d’en face.
Gabrielle était ici. Il en avait l’intuition obscure et pourtant infaillible.
Arrivé au bord du trottoir, il s’adossa au réverbère, humant le vent frais qui venait de la montagne. De cet endroit, il embrassait du regard la rue du Marché qui plongeait, large et rectiligne, un peu comme un boulevard à Paris, jusqu’au centre de la ville. Et tout autour, les collines piquetées d’une multitude de fenêtres gaiement éclairées.
Oui, mais où se trouvait-elle exactement ? Gabrielle, murmura-t-il. Il ferma les yeux et écouta. D’abord lui parvint le grondement infini de milliers de voix, les images se bousculant l’une l’autre. Le monde tout entier risquait de s’ouvrir et de l’engloutir dans ses lamentations sans fin. Gabrielle. La clameur assourdissante s’éteignit lentement. Il surprit un éclair de douleur chez un mortel qui passait non loin de lui. Et dans un grand immeuble sur la colline, une femme agonisante rêvait de querelles enfantines, assise inerte à la fenêtre. Puis, dans un silence absolu, il aperçut ce qu’il désirait voir : Gabrielle, figée sur place. Elle avait entendu sa voix. Elle savait que quelqu’un l’observait. Grande, une longue tresse blonde dans le dos, elle se tenait immobile au milieu de l’une des rues totalement désertes de la basse ville. Elle portait une veste et un pantalon kaki, un chandail brun tout usé. Et un chapeau, dans le genre du sien, qui lui masquait les yeux, ne laissant entrevoir qu’une partie de son visage au-dessus du col relevé. A présent, elle bloquait ses pensées, s’entourant d’une armure invisible. La vision s’évanouit.
Oui, elle était ici, à attendre son fils, Lestat. Pourquoi avait-il eu peur pour elle, cette femme si détachée qui ne craignait rien pour elle-même mais seulement pour son fils. Parfait. Il était content. Et Lestat le serait aussi.
Mais l’autre ? Louis, le gentil Louis, avec ses cheveux de jais et ses yeux verts, qui marchait sans chercher à étouffer le bruit de ses pas, qui sifflotait même dans les rues obscures pour que les mortels l’entendent venir. Louis, où es-tu ?
Presque aussitôt, il le vit qui entrait dans un salon vide. Le jeune homme venait d’émerger de l’escalier menant à la cave où il avait dormi toute la journée au fond d’un caveau creusé dans le mur. Il n’avait pas conscience d’être épié. Il traversa à longues enjambées souples la pièce poussiéreuse et s’arrêta devant la fenêtre, contemplant à travers la vitre sale le flot des voitures. La même vieille maison de la rue Divisadero. En fait, peu de changements chez cet être racé et sensuel dont l’histoire dans Entretien avec un Vampire avait suscité quelque émoi. Sauf qu’en cet instant il attendait Lestat. Il avait fait des rêves inquiétants ; il redoutait le pire pour Lestat. Des émotions qu’il croyait depuis longtemps enfouies l’étreignaient à nouveau.
A contrecœur, l’inconnu laissa l’image s’effacer. Il éprouvait une grande affection pour ce garçon. Et ce sentiment n’était guère raisonnable car Louis avait une âme tendre, raffinée, rien de comparable au magnétisme de Gabrielle et de son diabolique rejeton. Et pourtant, Louis survivrait sans doute aussi longtemps qu’eux. Oui, il en était certain. Bizarre, la diversité des courages qui vous permettaient de résister. Peut-être cette invincibilité avait-elle rapport avec la soumission. Mais alors comment expliquer Lestat, battu, meurtri, et debout à nouveau ? Lestat qui ne cédait jamais.
Ils ne s’étaient pas encore retrouvés, Gabrielle et Louis. Mais tout allait bien. Que devait-il faire ? Les rassembler ? Quelle idée... Sans compter que Lestat s’y emploierait bientôt.
Encore une fois, il sourit. « Lestat, tu es la plus maudite des créatures. Oui, un prince arrogant. » Lentement, il se remémora chaque détail du visage et de la silhouette de Lestat. Le bleu cristallin de ses yeux qui s’assombrissait quand il riait ; son sourire généreux ; la façon dont ses sourcils se rejoignaient dans une grimace de dépit enfantine ; ses flambées soudaines d’enthousiasme ou d’indignation sacrilège. Il revoyait même ses mouvements doux et souples de chat. Si singuliers chez un homme de cette carrure. Tant de force, une force inébranlable, et tant d’optimisme.
Le fait est qu’il ne savait pas trop que penser de cette affaire, sinon qu’elle l’amusait et le fascinait. Bien évidemment, il n’éprouvait aucune rancune contre Lestat pour avoir divulgué ses secrets. Et à coup sûr, Lestat avait compté là-dessus – mais comment en être certain ? Peut-être se moquait-il vraiment de tout. Sur ce chapitre, il n’était pas plus avancé que la bande d’imbéciles, là-bas, dans le bar.
Ce qui lui importait, c’est que pour la première fois depuis bien longtemps, il se surprenait à penser en termes de passé et d’avenir ; il avait une conscience claire de la nature de cette époque. Même aux yeux de leurs propres enfants, Ceux Qu’il Faut Garder n’étaient que fiction ! Loin étaient les temps où les vampires féroces et solitaires parcouraient la terre à la recherche de leur mausolée et de leur sang magique. Plus personne ne croyait, ni ne s’intéressait à ces légendes.
Et là résidait l’essence même de ce siècle ; car ses mortels, dotés d’un esprit éminemment rationnel, rejetaient à qui mieux mieux le surnaturel. Avec un courage sans précédent, ils s’étaient appuyés sur les seules vérités matérielles pour accomplir leurs plus admirables progrès en matière d’éthique.
Deux siècles auparavant, dans une île de la Méditerranée, Lestat et lui avaient discuté de ces choses – rêvé d’un monde meilleur et sans dieux, dont le seul dogme serait l’amour de ses semblables... Un monde auquel nous n’appartenons pas. Et maintenant, ce monde était près d’exister. Le vampire Lestat était entré dans la tradition populaire, où tous les vieux démons devraient finir, et il entraînerait à sa suite la tribu au grand complet, y compris Ceux Qu’il Faut Garder, quand bien même ceux-ci n’en sauraient rien.
C’était drôle, ce parallélisme. Il n’était pas seulement impressionné, mais aussi séduit par ce qu’avait fait Lestat. Il ne comprenait que trop bien l’attrait de la célébrité.
Après tout, lui-même avait sans honte aucune été ravi de voir son nom griffonné sur le mur du bar. Il avait ricané, mais il ne s’en était pas moins délecté.
On pouvait toujours compter sur Lestat pour monter un drame aussi prenant, et il ne s’en était pas privé, le bougre. Lestat, le turbulent acteur de boulevard sous l’Ancien Régime, maintenant devenu une gloire dans ce siècle pur et magnifique.
Cependant le petit aperçu de la situation dont il avait gratifié le blanc-bec dans le bar était-il exact – le prince arrogant était-il réellement indestructible ? C’était pure invention. Le message était cependant passé. Le fait est que chacun d’entre nous peut-être détruit... d’une façon ou d’une autre. Y compris Ceux Qu’il Faut Garder.
Ils étaient vulnérables, bien sûr, ces jeunes « enfants des ténèbres », comme ils se faisaient appeler. Leur nombre n’augmentait guère leur puissance. Mais que dire des plus vieux ? Si seulement Lestat n’avait pas évoqué les noms de Mael et de Pandora. Mais n’y avait-il pas des buveurs de sang issus d’une époque encore plus reculée, des vampires dont lui-même ne savait rien. Il se rappela l’avertissement sur le mur : « des êtres terribles... émergeant lentement mais inexorablement de la nuit des temps pour répondre à son appel ».
Un frisson étrange le parcourut. Le froid sans doute. Un instant, pourtant, il crut voir un paysage de jungle – un endroit vert, nauséabond, baignant dans une chaleur malsaine et étouffante. Disparu, sans raison, comme tant d’autres brusques signaux et messages. Il avait appris depuis longtemps à stopper ce flot continu de voix et d’images que son esprit avait le pouvoir de percevoir ; de temps à autre, cependant, quelque chose de violent et d’inattendu, comme un cri perçant, parvenait à franchir le barrage.
En tout cas, il avait assez traîné dans cette ville. Peu importait ce qui arriverait, il n’était nullement dans ses intentions d’intervenir ! Il s’en voulait de ses brusques bouffées de sentimentalisme. Il avait envie de se retrouver chez lui. Il avait déjà abandonné trop longtemps Ceux Qu’il Faut Garder.
Pourtant, comme il aimait observer cette foule humaine si débordante d’activité, les files cahoteuses de carrosseries lustrées. Même les émanations toxiques de la ville ne le gênaient pas. Elles n’étaient pas pire que la puanteur de la Rome impériale, d’Antioche ou d’Athènes – où les ordures entassées à tous les coins de rue nourrissaient les mouches et où l’air empestait la maladie et la faim. Oui, ces villes californiennes propres et colorées de tons pastel lui plaisaient. Il aurait pu flâner à longueur de nuit parmi ces citadins au regard clair et déterminé.
Mais il devait rentrer. Le concert n’aurait pas lieu avant plusieurs nuits, et s’il le jugeait bon, alors il y verrait Lestat... Quel délice de ne pas savoir exactement ce qu’il ferait, pas plus que les autres ne le savaient, ces autres qui n’étaient même pas certains de son existence !
Il traversa la rue Castro et remonta rapidement la large rue du Marché. Le vent était tombé. Il faisait presque chaud. Il pressa le pas tout en sifflotant comme le faisait souvent Louis. Il se sentait bien. Humain. Puis il s’arrêta devant le magasin qui vendait des radios et des télés. Lestat chantait sur chacun des écrans, petits et grands.
Il rit intérieurement à la vue de ce formidable ballet de gestes identiques. Le son était coupé, enfoui dans de minuscules graines scintillantes à l’intérieur des appareils. Il allait devoir les sonder pour le recevoir. Mais n’était-ce pas fascinant de simplement suivre les cabrioles du prince arrogant aux cheveux jaunes réduit au silence ?
La caméra s’éloigna pour prendre Lestat jouant du violon dans une sorte de vide interplanétaire. Une nuit étoilée l’entourait par moment. Puis, tout à coup, une porte à deux battants s’ouvrit sur une salle – très exactement l’ancien sanctuaire de Ceux Qu’il Faut Garder ! Et là, au beau milieu, Akasha et Enkil ; ou plutôt des acteurs grimés pour les incarner, des Égyptiens au visage blême et aux longs cheveux noirs et lisses ployant sous les bijoux.
Et allez donc ! Pourquoi n’avait-il deviné que Lestat pousserait la provocation jusqu’à cette caricature vulgaire ? Il se pencha pour capter le son. Il entendit la voix de Lestat sur fond de violon :
Akasha ! Enkil !
Préservez vos secrets
Gardez le silence
Cadeau plus précieux que la vérité.
Et tandis qu’absorbé par son jeu, le violoniste fermait les yeux, Akasha se leva lentement du trône. Le violon tomba des mains de Lestat lorsqu’il la vit ; avec des mouvements de ballerine, elle l’enlaça et se pencha pour boire son sang tout en lui offrant sa propre gorge.
C’était somme toute meilleur qu’il ne l’avait imaginé – le montage était habile. Maintenant, Enkil s’éveillait à son tour. Il se dressait et avançait comme un automate pour arracher sa reine à cette étreinte. Le clip se terminait sur l’image de Lestat jeté à terre. L’épisode de Marius se portant au secours de l’imprudent avait été laissé de côté.
— Alors comme ça, je ne vais pas devenir une star de la télé, murmura-t-il avec un petit sourire.
Il s’approcha de l’entrée du magasin plongé dans l’obscurité. La jeune femme l’attendait à la porte, une vidéocassette à la main.
— Je les ai enregistrées toutes les douze, annonça-t-elle.
Une peau de velours sombre, de grands yeux aux paupières lourdes. Le bracelet d’argent autour de son poignet brillait dans le noir. Il se sentit troublé. Elle prit l’argent avec reconnaissance, sans en vérifier le montant.
— Ils les passent sur une douzaine de chaînes. Je les ai toutes enregistrées, en fait. J’ai terminé hier après-midi.
— Vous m’avez rendu grand service, répondit-il. Merci.
Il sortit une autre liasse de billets.
— C’était du gâteau, dit-elle en refusant la gratification.
Je veux que tu acceptes.
Elle prit l’argent avec un haussement d’épaules et le glissa dans sa poche.
Du gâteau ! Il aimait bien ces expressions modernes imagées. Et aussi le balancement de ses seins généreux quand elle avait haussé les épaules, et la légère torsion de ses hanches sous la toile de jean qui soulignait la souplesse et la fragilité de son corps. Une fleur incandescente. Comme elle lui ouvrait la porte, il effleura le doux nid de sa chevelure brune. C’était inadmissible de se nourrir de quelqu’un qui vous avait apporté son aide ; quelqu’un de si innocent. Non, il ne ferait pas une chose pareille ! Pourtant il l’obligea à se retourner, et ses doigts gantés remontèrent lentement dans ses cheveux pour lui soutenir la tête.
— Un petit baiser, ma ravissante.
Les yeux de la jeune femme se fermèrent. Il transperça aussitôt l’artère de ses dents et aspira le sang. Juste une gorgée. Une étincelle de chaleur qui se consuma dans son cœur en moins d’une seconde. Puis il s’écarta, ses lèvres encore posées sur la gorge frêle. Il pouvait sentir battre son pouls. Le besoin qui le tenaillait d’étancher sa soif était presque intolérable. Péché et expiation. Il la libéra et caressa ses boucles soyeuses, son regard plongé dans ses yeux embrumés.
Oublie.
— Alors salut, dit-elle, souriante.
Il s’immobilisa sur le trottoir désert. Et la soif, réprimée et tenace, se calma peu à peu. Il examina l’étui de la vidéocassette.
« Une douzaine de chaînes, avait-elle dit. Je les ai toutes enregistrées, en fait. » S’il en était ainsi, ses protégés avaient forcément déjà vu Lestat sur l’écran géant placé devant eux dans le mausolée. Depuis longtemps, il avait installé une antenne parabolique sur le tumulus au-dessus du toit pour capter les émissions du monde entier. Un micro-ordinateur commandait le changement de chaîne toutes les heures. Des années durant, le visage figé, ils avaient fixé les images et les couleurs qui défilaient devant leurs yeux sans vie. Avaient-ils seulement cligné des paupières quand ils avaient aperçu leurs doubles ou entendu la voix de Lestat psalmodier leurs noms ?
Eh bien, il ne tarderait pas à le savoir. Il allait leur passer la vidéocassette. Il guetterait sur leurs traits pétrifiés un signe – n’importe lequel – un éclair autre que les jeux de lumière sur leur peau miroitante.
« Ah, Marius, tu ne t’avoues jamais vaincu, hein ? Tu ne vaux pas mieux que Lestat, avec tes rêves insensés. »
Il était plus de minuit quand il parvint chez lui.
Il referma la porte blindée sur la tempête de neige et, un instant immobile, laissa la chaleur le pénétrer.
Le blizzard lui avait lacéré le visage, les oreilles et même les mains malgré les gants qui les protégeaient. La tiédeur de la pièce était si agréable.
Dans le silence, il s’efforça de distinguer le bruit familier des énormes générateurs et la faible vibration de l’appareil de télévision dans le mausolée à plusieurs centaines de mètres au-dessous de lui. Était-ce Lestat qui chantait ? Oui. Sans doute, les derniers mots d’une autre complainte.
Lentement il retira ses gants, puis ôta son chapeau et se passa la main dans les cheveux. Il examina le grand hall d’entrée et le salon attenant pour s’assurer que personne ne s’était introduit dans les lieux.
Bien sûr, c’était pratiquement impossible. On était à des kilomètres du plus proche avant-poste de la civilisation, dans un immense désert de neige et de glace. Mais par habitude, il inspectait toujours chacun des recoins. Certains auraient pu forcer cette citadelle, il leur aurait suffi de la localiser. Tout était en ordre. Il se planta devant l’aquarium géant, appuyé à la paroi sud. Il l’avait monté avec tant de soin, choisissant le verre le plus épais et les équipements les plus sophistiqués. Il observa les bancs de poissons multicolores qui passaient en dansant devant lui, puis viraient brusquement dans les profondeurs artificielles. Les algues gigantesques se balançaient rythmiquement, forêt soumise au va-et-vient cadencé de l’air puisé. Ce spectacle ne manquait jamais de le fasciner, de le subjuguer par sa singulière monotonie. Les yeux ronds des poissons le faisaient frissonner ; les longs bouquets d’algues aux filaments jaunes l’impressionnaient confusément ; mais c’était le mouvement, ce mouvement incessant qui l’hypnotisait.
Il finit par se détourner, jetant un dernier regard sur cet univers pur et indifférent à sa propre beauté.
C’était si bon de se retrouver dans ce décor familier. Les canapés en cuir souple étaient disposés comme à l’ordinaire sur l’épaisse moquette bordeaux. La cheminée était garnie de bûches. Les livres alignés le long des murs. Le magnétoscope prêt à recevoir la cassette de Lestat. Voilà ce dont il avait envie, s’installer au coin du feu et regarder chacun des clips les uns après les autres. La technique dont ils témoignaient l’intriguait tout autant que les chansons elles-mêmes, cette combinaison de l’ancien et du moderne – l’art avec lequel Lestat avait utilisé les distorsions de la vidéo pour se camoufler si parfaitement dans l’enveloppe mortelle d’un chanteur rock essayant d’incarner un dieu.
Il se débarrassa de sa longue cape grise et la jeta sur la chaise. Pourquoi toute cette histoire l’excitait-elle autant ? Brûlons-nous donc tous de blasphémer, de brandir nos poings à la face des dieux ? Peut-être, en effet.
Des siècles auparavant, dans ce qu’on appelle maintenant la Rome antique, lui, le gamin bien élevé, s’amusait des insolences des voyous.
Il devait, avant toute chose, descendre dans le mausolée. Juste quelques minutes, afin de vérifier que tout fonctionnait, le téléviseur, le chauffage, les dispositifs électroniques, et remplir le brasero de charbon et d’encens. C’était si facile à présent d’entretenir pour eux un paradis de verdure avec ces lampes qui remplaçaient la lumière du soleil. Mais les grains d’encens, il fallait les éparpiller à la main, comme jadis. Et jamais il ne les répandait sur les charbons ardents sans repenser à la première fois où il avait accompli ce geste.
Il était grand temps, aussi, d’essuyer, soigneusement, respectueusement, à l’aide d’un linge fin, la poussière déposée sur leurs corps rigides, et jusque sur leurs lèvres et leurs yeux, ces yeux froids qui ne cillaient jamais. Dire qu’il avait été absent un mois. Quelle honte !
Vous ai-je manqué, mes bien-aimés Akasha et Enkil ? Toujours le même vieux refrain.
Ce que sa raison ne cessait de lui répéter, qu’ils ne s’apercevaient ni ne se souciaient de ses allées et venues, son amour-propre le refusait. Le fou furieux verrouillé dans la cellule d’un asile n’éprouve-t-il pas un quelconque sentiment pour l’esclave qui lui apporte de l’eau ? La comparaison n’était peut-être pas appropriée. Elle n’était en tout cas pas très tendre.
Oui, c’était vrai, ils étaient sortis de leur léthargie pour Lestat, le prince arrogant – Akasha pour lui faire don de son sang sacré, Enkil pour exercer sa vengeance. Et Lestat pouvait jusqu’à la fin des temps tourner des vidéoclips sur cet instant magique. Mais cet épisode ne prouvait-il pas tout simplement que leurs cerveaux étaient morts ? Une étincelle surgie du passé les avait embrasés quelques minutes, rien de plus. Il lui avait été si facile de les ramener au silence et à l’immobilité sur leur trône dérisoire.
N’empêche qu’il en avait ressenti de l’amertume. Après tout, son but n’avait jamais été de transcender les émotions des hommes, mais plutôt de les affiner, de les réinventer, d’en jouir avec une compréhension toujours plus profonde. Et il avait été tenté sur le moment de se retourner contre Lestat avec une fureur qui n’était que trop humaine.
Hé, blanc-bec, pourquoi ne te charges-tu pas de Ceux Qu’il Faut Garder, vu la faveur insigne qu’ils t’ont faite ? Je serais bien content de me débarrasser d’eux. Depuis l’aube de l’ère chrétienne que je porte ce fardeau !
Mais pour être honnête, ce n’était pas un sentiment dont il aimait se vanter. Ni maintenant, ni alors. Ce n’était qu’une faiblesse passagère. Il n’avait jamais cessé d’aimer Lestat. Tous les royaumes ont leur prince insolent. Et qui sait si le silence du Roi et de la Reine n’était pas tout autant une bénédiction qu’un malheur ? La chanson de Lestat était exacte sur ce point. Mais qui parviendrait jamais à trancher cette question ?
Oh, il descendrait plus tard avec la cassette et il les observerait, bien sûr. Et s’il décelait la plus faible lueur, le plus infime mouvement dans leur regard de pierre...
Te voilà reparti... Lestat te rend stupide et juvénile. Capable de te nourrir d’innocents et de rêver de cataclysme.
Combien de fois durant tous ces siècles de semblables espoirs s’étaient levés en lui pour le laisser meurtri, brisé même. Des années plus tôt, il leur avait projeté des films en couleurs du lever du soleil, du ciel azuré, des pyramides d’Égypte. Ah, quel miracle ! Devant leurs yeux, la montée des eaux du Nil inondé de soleil. Lui-même en avait pleuré, tant l’illusion était parfaite. Il avait même craint que l’astre gravé sur la pellicule ne le brûle, bien qu’il sût évidemment que c’était impossible. Mais telle était la force de cette invention. Il pouvait rester là, à regarder le soleil se lever, alors qu’il ne l’avait plus jamais vu depuis le temps où il était encore un mortel.
Mais Ceux Qu’il Faut Garder avaient continué de fixer le vide avec la même indifférence – ou était-ce de l’étonnement, un immense étonnement indifférencié où les grains de poussière qui flottaient dans l’air devenaient une source de fascination sans borne ?
Qui le saurait jamais ? Ils avaient vécu quatre millénaires avant que lui-même ne naisse. Peut-être que les voix du monde grondaient dans leurs cerveaux, tant était pénétrant leur don de télépathie ; peut-être que des myriades d’images fugitives leur obscurcissaient la vue. Ce genre de phénomènes l’avait presque rendu fou lui-même, jusqu’à ce qu’il apprenne à les contrôler.
Il avait songé un moment à se procurer des instruments médicaux modernes afin d’étudier le problème, à appliquer des électrodes sur leurs crânes pour observer les tracés de leurs ondes cérébrales ! Mais l’idée de recourir à des méthodes aussi déplaisantes et brutales l’avait rebuté. Après tout, ils étaient ses souverains, les ancêtres premiers de son espèce. Sous son toit, ils avaient régné sans partage deux millénaires.
Il avait un tort, il en convenait. Ces derniers temps, il avait tendance à tenir des propos acerbes à leur endroit. Il ne se comportait plus comme leur grand prêtre quand il pénétrait dans le sanctuaire. Non, son ton avait quelque chose de désinvolte et de sarcastique, et c’était indigne de lui. Peut-être était-ce ce qu’on appelait « l’esprit moderne ». Comment vivre dans un monde où l’on lançait des fusées vers la lune sans être terriblement conscient de la portée de la moindre syllabe prononcée ? Et il avait toujours vécu avec son temps.
Quoi qu’il en soit, il devait descendre dans le mausolée tout de suite. Et censurer au préalable ses pensées. Il ne manifesterait ni son ressentiment ni son désarroi. Plus tard, une fois qu’il aurait vu les clips, il les leur projetterait. Il n’en avait pas le courage pour l’instant.
Il entra dans l’ascenseur métallique et appuya sur le bouton. Le long gémissement électronique et la subite sensation d’apesanteur lui procurèrent un vague plaisir sensuel. L’univers d’aujourd’hui vibrait de tant de bruits jusqu’alors inconnus. C’était agréable. Puis il y eut cette chute à pic de plusieurs centaines de mètres dans une cage creusée dans la glace pour atteindre avec une délicieuse aisance les salles éclairées du bas.
Il fit coulisser la porte et s’avança dans le vestibule moquetté. C’était encore Lestat qui chantait dans le mausolée, une chanson plus vive, plus gaie, sa voix rivalisant de force avec le roulement de la batterie et la plainte ondoyante des synthétiseurs.
Mais quelque chose clochait. Immédiatement, il le sentit. Le son était trop fort, trop distinct. Les antichambres conduisant au mausolée n’étaient pas fermées !
Il se précipita. Les systèmes électriques avaient été forcés. Comment était-ce possible ? Lui seul en connaissait le code. La deuxième et la troisième portes étaient également ouvertes. En fait, son regard pénétrait jusqu’au mur de marbre blanc du mausolée. Le papillotement rouge et bleu de l’écran de télévision baignait la salle d’une lumière qui lui rappela les anciennes cheminées à gaz.
Et la voix de Lestat résonnait contre les murs de marbre et les plafonds voûtés :
Frères et sœurs, tuez-nous
La guerre est déclarée...
Comprenez ce que voit votre regard
Quand sur moi vous le posez.
Il prit une lente inspiration. Aucun bruit autre que la musique, qui maintenant allait s’affaiblissant pour faire place à un bavardage monotone de mortels. Et aucun intrus dans ces pièces. Non, il l’aurait su. Personne dans son repaire. Son instinct ne pouvait le tromper.
Une douleur lui transperça la poitrine. Le sang lui monta au visage. Quelle sensation étonnante.
Il traversa l’enfilade des vestibules et s’immobilisa sur le seuil du mausolée. Était-il en train de prier ? De rêver ? Il savait ce qu’il allait trouver dans la salle : Ceux Qu’il Faut Garder, immuablement semblables à eux-mêmes. Un banal incident – un court-circuit ou un plomb sauté – expliquerait bientôt l’ouverture des portes. Il n’éprouvait plus aucune crainte mais cette impatience exacerbée du jeune mystique sur le point d’avoir une vision, de pouvoir enfin contempler le Dieu vivant ou les stigmates sanglants sur ses propres mains.
Calmement, il franchit le seuil du mausolée.
D’abord il ne repéra aucun changement. Il vit ce à quoi il s’attendait, la longue pièce remplie d’arbres et de fleurs, le banc de pierre qui servait de trône et, tout au fond, le grand écran de télévision où palpitaient des regards, des bouches, des rires anodins. Puis l’évidence lui sauta aux yeux : un seul personnage était assis sur le trône, un personnage presque transparent ! Les couleurs violentes du téléviseur le traversaient !
Non, c’est insensé ! Regarde bien, Marius. Tes sens ne sont pas infaillibles, après tout. Comme un mortel déconcerté, il porta ses mains à ses tempes pour se concentrer.
Il fixait de dos Enkil qui, à l’exception du noir de sa chevelure, s’était métamorphosé en une sorte de statue de verre laiteuse à travers laquelle jouaient les couleurs et les lumières. Un scintillement soudain irradia la silhouette qui darda de pâles rayons.
Il secoua la tête. Impossible. Puis d’un mouvement brusque de tout son corps, il tenta de reprendre ses esprits.
— Du calme, Marius, murmura-t-il. Réfléchis posément.
Mais une douzaine de scénarios confus se bousculaient dans son cerveau. Quelqu’un était venu, quelqu’un de plus vieux et de plus puissant que lui, quelqu’un qui avait découvert Ceux Qu’il Faut Garder et commis un acte innommable ! Et tout ça par la faute de Lestat ! Lestat qui avait divulgué son secret à la terre entière.
Ses genoux se dérobèrent sous lui. Comme c’était bizarre. Il y avait si longtemps qu’il n’avait plus expérimenté ce genre de défaillance propre aux humains qu’il en avait oublié la sensation. Il sortit lentement un mouchoir de fil de sa poche et essuya les gouttelettes de sang qui perlaient sur son front. Puis il s’avança vers le trône et le contourna pour s’arrêter en face du Roi.
Exactement le même Enkil que depuis deux mille ans, sa chevelure noire nattée en minuscules tresses tombant sur ses épaules. Le large collier d’or posé sur sa poitrine lisse, le pagne de lin immaculé avec ses plis bien repassés, les bagues autour de ses doigts immobiles.
Mais le corps lui-même était comme vitrifié ! Et il était totalement creux ! Jusqu’aux immenses globes brillants de ses yeux qui étaient translucides, avec seulement deux légers cercles délimitant l’iris. Non, attends. Observe bien chaque détail. Là, on distingue des os, dans la même matière que la chair, oui, les voilà, et aussi le fin réseau de veines et d’artères, et cette masse qui ressemble à des poumons, mais tout est transparent maintenant, tout a la même texture. Que lui avait-on fait ?
Et la métamorphose se poursuivait. Sous ses yeux, la statue perdait son aspect laiteux. Elle se desséchait, devenait de plus en plus transparente.
Timidement, il la toucha. Ce n’était pas du verre. Plutôt comme une sorte de cosse.
Mais son geste inconsidéré avait dérangé la chose. Le corps oscilla, puis tomba sur les dalles de marbre, ses yeux grands ouverts, ses membres raidis dans la position assise. En s’abattant sur le sol, il fit un bruit semblable au crissement des insectes.
Seule la chevelure bougea. La noire chevelure de soie. Mais elle aussi s’était transformée. Elle se brisait en fragments. En minuscules éclats chatoyants qu’un souffle d’air conditionné dispersa à travers la pièce comme des fétus. Et sur la gorge dénudée, il aperçut deux traces sombres de morsure. Des blessures qui ne s’étaient pas cicatrisées comme elles l’auraient dû parce que le corps avait été vidé de son sang.
— Qui a commis cette monstruosité ? murmura-t-il en serrant son poing droit comme pour s’empêcher de crier. Qui pouvait bien avoir dérobé à ce corps ses dernières gouttes de vie ?
Et le cœur et le cerveau à l’intérieur ? Attendaient-ils un afflux de sang nouveau pour revivre ? Il ne parvenait même pas à les discerner. La chose était morte. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Et quelle terrible vérité révélait ce spectacle affreux ?
Notre Roi, notre Père est détruit. Et moi je vis toujours. Je respire. Cela ne peut que signifier qu’elle est seule à posséder le pouvoir originel. Elle a été la première, et de tout temps ce pouvoir lui a appartenu. Et quelqu’un s’est emparé d’elle !
Il fallait fouiller la cave, la maison. Non, c’était une idée absurde. Personne n’était entré ici, il en était certain. Une seule créature avait pu perpétrer ce crime ! La seule à savoir qu’une telle abomination était en fin de compte possible.
Il resta immobile à contempler la silhouette étendue sur le marbre en train de se diluer dans le néant. Si seulement il avait pu pleurer la disparition de son Roi. Avec lui s’effaçait tout ce que son cerveau avait enregistré, tout ce dont ses yeux avaient été témoins. Cette somme fabuleuse d’expériences sombrait dans l’oubli. Il ne pouvait s’y résigner.
Mais il n’était pas seul dans le mausolée. Quelqu’un ou quelque chose s’était glissé hors du renfoncement et il sentait qu’on l’épiait.
Un instant – un instant d’irrationalité totale –, il continua de fixer le Roi, s’efforçant de réfléchir aussi calmement que possible à la situation. Sans bruit, la chose approchait ; du coin de l’œil, il distingua une ombre gracieuse qui contournait le trône et s’immobilisait à ses côtés.
Il savait qui c’était – il ne pouvait en être autrement. Il savait aussi que cette créature s’était avancée de la démarche naturelle d’un être vivant. Or ce qu’il vit lorsqu’il leva la tête le stupéfia.
Akasha, à quelques centimètres de lui. Sa peau était toujours blanche, dure et opaque. Mais elle souriait, les joues soudain nacrées, le regard vif, de fines rides dessinées à l’angle de ses paupières.
Interdit, il la fixa, tandis qu’elle posait sa main couverte de bagues sur son épaule. Il ferma les yeux, puis les rouvrit. Pendant des milliers d’années, il lui avait parlé dans tant de langues – il avait multiplié les prières, les supplications, les récriminations, les confessions – et maintenant, il se taisait. Il observait seulement ses lèvres mobiles, l’éclat blanc de ses crocs, la froide lueur de reconnaissance dans son regard et le creux délicat entre ses seins qui se soulevaient sous le collier d’or.
— Tu m’as rendu grand service, dit-elle. Merci.
Sa voix était basse, voilée, magnifique. Mais l’intonation, les mots. C’étaient ceux qu’il avait prononcés quelques heures plus tôt à l’adresse de la fille dans le magasin obscur !
Les doigts se resserrèrent sur son épaule.
— Ah, Marius, murmura-t-elle, continuant de l’imiter, tu ne t’avoues jamais vaincu, hein ? Tu ne vaux pas mieux que Lestat avec tes rêves insensés.
Ses propres paroles de nouveau, celles qu’il s’était dites dans une rue de San Francisco. Elle le narguait !
Était-ce de la terreur qu’il ressentait ? Ou de la haine – une haine demeurée enfouie en lui pendant des siècles, mêlée d’amertume, de lassitude et du regret de son état antérieur, une haine qui le dévorait maintenant d’un feu d’une violence inimaginable. Il n’osait ni bouger, ni parler. Cette haine était nouvelle et surprenante. Elle s’était emparée de son être tout entier et il ne pouvait rien faire pour la maîtriser ou la comprendre. Il était incapable de raisonner.
Mais elle en était consciente. Bien évidemment. Elle connaissait tout de lui, chacune de ses pensées, de ses paroles, le moindre de ses actes, voilà ce qu’elle lui disait. Elle avait toujours eu le pouvoir de pénétrer ce qu’elle jugeait bon de savoir ! Et elle avait toujours su que la chose inerte assise à côté d’elle ne pourrait se défendre. Et ce moment, qui aurait dû être triomphant, le glaçait d’horreur !
Elle rit doucement en le regardant. Son rire lui était insupportable. Il avait envie de la blesser, il avait envie de la détruire, et que soit damnée sa lignée monstrueuse ! Périssons tous à sa suite ! S’il l’avait pu, il l’aurait éliminée !
Il lui sembla qu’elle hochait la tête, qu’elle approuvait. Il ne comprenait plus rien. Dans une minute, il allait éclater en sanglots comme un enfant. Une erreur épouvantable avait été commise, une terrible méprise.
— Mon cher serviteur, dit-elle, ses lèvres étirées en un petit sourire cruel. Il n’a jamais été en ton pouvoir de m’arrêter.
— Que cherches-tu donc ! Quelles sont tes intentions !
— Excuse-moi, je te prie, se déroba-t-elle. Oh ! si poliment, exactement comme lui lorsqu’il avait lancé ces mots au visage du jeune blanc-bec dans l’arrière-salle du bar. Il faut que je m’en aille, maintenant.
Il entendit le hurlement du métal arraché avant que le sol ne s’ouvre. Il tombait, et l’écran de télévision avait volé en éclats, lui transperçant la chair de mille petits poignards. Il cria, comme un mortel, et cette fois c’était de peur. La glace se fendait et s’écroulait dans un grondement de tonnerre.
— Akasha !
Il s’abîmait dans une crevasse gigantesque, dans un froid brûlant.
— Akasha ! appela-t-il de nouveau.
Mais elle était partie et il continuait de tomber. Puis l’avalanche des blocs de glace le rattrapa et l’ensevelit, écrasant sous sa masse les os de ses bras, de ses jambes, de sa tête. Il sentit son sang couler sur sa peau parcheminée puis se figer. Il ne pouvait bouger ni respirer. Et la douleur était intolérable. En un éclair, inexplicablement, il vit la jungle. La même jungle chaude et fétide, et une ombre qui avançait entre les lianes. L’image disparut. Et quand il hurla cette fois, ce fut à l’adresse de Lestat :
Attention, Lestat. Méfie-toi. Nous sommes tous en danger.
Ensuite il ne sentit plus que le froid et la douleur, et il perdit conscience. Un rêve surgit, le rêve merveilleux d’une clairière verte inondée de soleil. Oui, ce soleil qu’il avait tant aimé. Il s’enfonçait dans le rêve, maintenant. Ces femmes, comme leurs chevelures flamboyantes, étaient belles. Mais qu’était-ce donc, cette chose étendue sur l’autel, sous la couche de feuilles roussies ?